« Terminus » – Photo Shutterstock

Terminus

Ce matin j’ai rencontré François. Il était très nerveux, le regard affolé.

– Je te cherche partout… tu dois partir !

– Qu’est-ce que tu racontes ?

– Quelqu’un t’a dénoncé. Sauve-toi… vite. Ils connaissent ta planque.

Je l’étreignis quelques secondes, sachant que je ne le reverrais jamais. Par pudeur je n’osai lui dire adieu. Avant de disparaître, il tint à me souhaiter bonne chance. Il croyait en une fin heureuse. Je l’ai regardé s’en aller jusqu’à ce que sa silhouette se confonde dans la foule terne. Fuir. Pour aller où ? Personne ne pouvait m’aider. Trop dangereux. J’ai pensé un court instant passer la frontière. Projet utopique. Seul, sans argent, à quoi bon repousser l’échéance de quelques heures, de quelques jours tout au plus. Et puis je n’ai plus de force. Quand François m’a annoncé la nouvelle, j’ai senti toute forme de courage se retirer lentement de mon esprit. Je suis fatigué par ces longs mois de clandestinité. Maintenant que je suis repéré, je me sens face à un vide que je ne peux combler. Je n’ai plus d’énergie, la course est perdue. Avant de regagner mon logement, je me suis installé à la terrasse d’un bar. J’ai bu quelques bières et grillé deux ou trois cigarettes. J’observais les passants qui défilaient. Toutes ces vies qui se croisaient, ces destinées qui se frôlaient dans une parfaite indifférence. Une fraction de seconde j’ai voulu hurler. Je n’ai pas osé. C’est bête. Je n’ai plus rien à perdre. Le vent s’est subitement levé. De gros nuages ont grignotés un ciel trop bleu. Le soleil s’est enlisé lentement dans la grisaille. J’ai senti la première goutte de pluie sur la joue gauche. Ma seule larme. Les chaises voisines se sont vidées. Les gens, par peur du ridicule, n’osaient courir pour se mettre à l’abri. Ils marchaient très vite, à petits pas, les fesses serrées. Moi, je ne bougeais pas. Les yeux fermés, je laissais couler l’eau froide sur mon corps inerte. Une main m’a secoué l’épaule, brisant ma rêverie. Un homme, sous un grand parapluie noir, me questionnait :

– Monsieur, êtes-vous souffrant ?

– Non… merci… je m’en allais.

Je regagnai ma mansarde. Mes vêtements sont trempés. Comme je n’en aurais plus besoin, je les jetai et mis des secs. J’ai détruit mon carnet d’adresses et d’autres documents qui pourraient nuire à mes amis. On raconte que les interrogatoires sont durs. Je redoute les coups comme je redoute de trahir les miens. Face à l’agresseur, mon esprit et mon énergie devront s’unir pour tenter de construire une forteresse d’indifférence. Je ne parlerai pas. Mon inertie sera ma force, ma fuite invisible. Je les attends. Sans cesse je consulte l’horloge. Le temps s’écoule trop lentement. Maintenant que tout est dit j’ai hâte d’en finir. Pour tromper l’ennui je décide de manger. Deux œufs, un bout de lard et du pain feront l’affaire. Le silence qui règne ici devient pesant… bruyant. J’enclenche le bouton de la radio et tout en avalant ces quelques aliments je me laisser bercer par une musique envoûtante. Je la reconnais, c’est la Messe en ut mineur de Mozart. Les voix des chœurs me transportent dans un autre monde. Pas pour longtemps. Je sursaute. Pas de doute possible, ce bruit en provenance de la cage d’escalier, qui s’amplifie chaque seconde : quelqu’un monte.

Non, ils sont plusieurs. J’entends des voix. Ils sont pressés. Encore quelques marches. Je ne bouge plus. Ils sont là. On donne des coups sur ma porte. Un ordre : ouvrez ! Je tire le verrou. Quatre hommes font irruption. Visages fermés.

– Armand DUTILLEUL ?

– C’est moi.

– Services Spéciaux de l’Etat. Nous avons ordre de vous arrêter. Suivez-nous .

Ils me passent des menottes et m’entrainent sans ménagement. Dehors il pleut toujours. Des badauds observent la scène, le regard morne. J’ai toujours pensé que l’Homme reste durant son court voyage terrestre un navigateur solitaire. A cet instant précis j’en suis convaincu.

On me jette dans une grosse voiture noire. Le voyage est de courte durée et je suis incapable de dire où nous sommes, ils m’ont bandé les yeux. Je marche soutenu aux aisselles par des mains inconnues. Evoluer dans l’obscurité m’angoisse. Des voix, des bruits, tout un monde étranger me parvient sans que je puisse l’identifier. C’est affreux. Pour tenter d’endiguer cette trouille qui me noue les tripes je respire profondément, avale goûlument cet oxygène carcéral. On s’arrête. Une clé fouille une serrure. Ils me poussent de quelques pas, je sens des doigts qui s’affairent sur ma tête. Le bandeau tombe, une lumière glauque m’éclabousse les yeux. La porte se referme. Je suis seul, enfermé dans une petite cellule aux murs gris. Une table, une chaise et une couchette, voilà mon nouvel univers. Il fait étrangement calme. Je m’étends sur le lit, les mains croisées derrière la nuque. Le plafond est sale. Tout à l’heure, en changeant de vêtements, j’ai oublié de remettre ma montre. Cela me tracasse car dans cet espace je vais rapidement perdre toute notion du temps. Je n’aurai plus aucun point de repère et il me sera impossible de fixer des échéances, si banales puissent-elles être, comme l’heure des repas par exemple. Régulièrement, deux yeux viennent m’observer au travers d’un judas. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis ici. Sans cesse je m’assoupis et me réveille en sursaut. La nervosité me gagne et cette ampoule qui fonctionne en permanence n’arrange rien. Au début je mettais le bandeau pour me protéger, mais les yeux du judas m’ont trahis. Un homme est entré dans pièce et sans un mot m’a confisqué le précieux tissu. Je commence à croire qu’ici les coups sont remplacés par la torture psychologique. Il faut que je tienne jusqu’à la fin. Pour occuper mon esprit et tromper la faim qui me donne de mauvaises crampes, j’ai entrepris de visionner toutes ces années passées. Mentalement je trie les bons et mauvais souvenirs, je classe dans les colonnes imaginaires mes bonnes et mauvaises actions. Très vite je sens la fatigue qui s’infiltre dans mon corps, plus forte que la volonté de poursuivre cette remontée dans le temps, elle m’écrase et m’oblige à dormir. Brutalement je remonte à la surface. Mes repères temporels ont disparu. Deux types viennent de faire irruption dans la cellule et m’ordonnent de les suivre. Nous avançons à travers un labyrinthe de couloirs étroits, sans vie. On me pousse à l’intérieur d’une grande salle. Il y a des hommes en arme. Au fond de la pièce, derrière une grande table, une douzaine d’hommes sont assis. Tous me regardent. Un garde me pousse. Lentement je marche vers ces inconnus. Il fait froid et humide.

Seuls mes pas troublent le silence pesant. J’avance comme un automate, mes mains sont moites. Arrivé à plus ou moins quatre mètres de ces douze personnages toujours immobiles et silencieux, j’entends la voix du garde qui ordonne de m’arrêter : « stop ! ». Le personnage central ajuste ses lunettes, ouvre un dossier. Sa voix est forte et autoritaire.

– Vous êtes bien Armand DUTILLEUL ?

– Oui

– Après une longue enquête et des mois de traque et grâce aussi, il faut le souligner, à l’excellente collaboration de quelques honnêtes citoyens, nous avons pu vous retrouver et mettre ainsi un terme à vos activités illicites.

J’aperçois à l’écart, un peu dans l’ombre, une femme vêtue de noir qui transcrit toute la scène.

– Nous allons vous rappeler les faits qui vous sont reprochés et vous lire l’acte d’accusation. D’une voix neutre de notaire il entame une longue lecture. Je n’entends rien de son discours, les mots ne m’atteignent pas. Cela va trop vite. Je m’étais imaginé autre chose. Je m’attendais à un interrogatoire où j’aurais peut être pu me défendre, comme une dernière chance. Je regarde autour de moi, tente d’accrocher un regard, quelque chose qui ressemble à de la compassion mais ici tout est mort. L’autre s’est tu, dépose ses feuilles et range ses lunettes.

– Armand DUTILLEUL, reconnaissez-vous être coupable des faits que je viens de citer ?

Je le regarde hébété.

– DUTILLEUL, je vous ai posé une question ! Reconnaissez-vous les faits ?

Ma voix est faible.

– Les coupables c’est vous… c’est vous qui…

– Silence ! Armand DUTILLEUL, vous être reconnu coupable et nous vous condamnons à la peinte capitale. La sentence est applicable sur le champ. Gardes, emmenez le prisonnier.

J’essaie de me débattre, de freiner cette marche. Dernière bouffée d’énergie, dernier sursaut de liberté. Je hurle un dernier cri mêlé de peur et de colère :

– Ordures !

Je sais que cela ne changera rien mais cela me fait du bien, c’est l’illusion d’une dernière petite victoire. Le mot de la fin. Encore des couloirs. Je marche lentement, sans cesse ils me bousculent. Une nouvelle porte s’ouvre. Me voici à l’air libre. Le peloton d’exécution m’attend. Les bourreaux me regardent passer. Leurs yeux sont mornes, éteints. A force d’exécuter, d’arracher des vies, ils se sont amputés de toute émotion. J’ai peur mais je préfère ma place que la leur. On m’attache au poteau de bois. Combien de corps mous a-t-il senti glisser sur lui ? Je contemple le soleil qui est revenu.

– En joue !

Un oiseau passe rapidement dans le ciel.

– Feu !

Le lendemain matin, accoudé au zinc, François lit le seul journal autorisé. Ses yeux parcourent rapidement les colonnes du torchon. Son regard s’arrête sur un court encadré : « Nouvelle condamnation exemplaire. Capturé après plusieurs mois de recherche, Armand DUTILLEUL a été jugé et condamné par le Tribunal de l’Etat. La peine capitale a été exécutée ».

François replie le journal, avale d’un trait son café noir. Dans le métro qui l’emmène vers une nouvelle journée de dur labeur, le front appuyé contre la vitre poisseuse, il pleure en silence.

Yves Alié
Texte écrit aux alentours de 1995

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