Les myrtilles de la colère

Petite perle fragile, aux subtiles nuances de bleu et violet qui pour être cueillie exige une forme de délicatesse, de concentration, si nous ne voulons pas la voir s’écraser minablement entre nos doigts maladroits.

La myrtille c’est de la confiture que l’on étale en une couche généreuse sur une épaisse tranche de pain frais ou sur une crêpe chaude faite maison, c’est un bon gros morceau de tarte que l’on saupoudre peut être pour les plus gourmands de sucre glace – impalpable dit-on en Belgique -, ou encore parfum de yaourt, crème glacée, liqueur,…

Ce sont aussi des souvenirs d’enfance, quand j’étais jeune scout, louveteau plus exactement, âgé d’une dizaine d’années et que nous participions au grand camp d’été.
Pendant 10 jours, coupés du monde, de nos parents, de la famille, avec le soleil qui avait décidé d’être de la partie, faisant vibrer la nature de ses rayons brûlants.
Quand nous partions en petits groupes de 6 à 8 gamins, sans nos « chefs », sac sur le dos, presque livrés à nous-mêmes pendant 48 heures, à marcher des heures interminables sur de petites routes de campagne, à travers des prairies où nous devions parfois braver des troupeaux de vaches ou pire encore de folles génisses et puis dans les immenses forêts d’Ardennes qui nous faisaient perdre tous nos repères et d’où nous pensions ne jamais pouvoir en sortir.
Alors que nous mettions péniblement un pied devant l’autre, parfois assoiffés, en quête d’un gîte pour passer la nuit, que le moral était tombé dans nos grosses chaussettes de laine grise, qu’on aurait voulu être à la maison parce, vraiment, certains de ces moments-là étaient trop durs mais que quand même, malgré notre tendre jeunesse, nous nous encouragions l’un l’autre, comme de petits soldats, apprenant sans le savoir les bases de la solidarité, alors, parfois, dans ces forêts mystérieuses nous tombions, tels des chercheurs d’or, sur une étendue de plants de myrtilles sauvages.
Devant ce festin nous laissions tomber nos sacs trop lourds et nous nous gavions jusqu’à l’overdose de ces petits fruits bien mûrs, justes à point, comme s’ils n’attendaient que nous pour se donner.
Nous repartions gonflés d’une énergie nouvelle, la langue et la bouche couleur myrtille écrasée et nos uniformes maculés de taches que nos mères auraient beaucoup de peine à faire disparaitre.
C’était l’été.

Quittons l’enfance, revenons à la réalité.
C’est tout récent, en janvier 2018, un matin, tôt.
Je buvais mon thé en écoutant sur YouTube « Dance Like a Goose » d’Arno.
J’adore ce titre et quand j’aime une musique, une chanson, je peux l’écouter plusieurs fois en boucle, comme une méditation.
Sur la table traînait un dépliant d’une enseigne de la grande distribution que je me mis à feuilleter machinalement, distraitement, sans rien chercher de particulier, juste le temps d’avaler mon thé avant d’enfin démarrer ma journée.
Et là, sur ce papier glacé impersonnel, qu’est-ce que je vois ?
Des myrtilles ! En plein mois de janvier !
Et pas de chez nous, non, en provenance du Chili et du Pérou.


Jusqu’à ce folder, j’avais toujours cru, comme un gosse, que les myrtilles c’est en été, rien qu’en été et toujours de chez nous, jamais du Chili ou du Pérou.
Avant ce folder, c’était ma norme, ma compréhension du monde de la myrtille.

Et puis cette info qui m’interpelle, qui déclenche de suite un réflexe comme devant le feu qui passe à l’orange : le prix, 1,65 € pour 125 grs, soit 13,20 € du kilo.
J’avale la fin de mon thé, j’éteins la musique et je gratte sur le web.

Et d’abord, la myrtille c’est quoi ?
Sur l’incontournable Wikipédia je retiens ceci : « Les myrtilles sont des fruits produits par diverses espèces du genre Vaccinium (famille des Ericaceae). Ce sont de petites baies de couleur bleu-violacé à la saveur douce et légèrement sucrée. »

Je continue et au gré du hasard je découvre que ce fruit a bien d’autres vertus que la confiture, les crêpes et la tarte.
Non, c’est plus sérieux, c’est carrément riche en antioxydants, en vitamines A, C et E, en minéraux (potassium, magnésium, calcium, fer, zinc…) et en acides gras, que cela régule le transit intestinal.
Jargon moins poétique, qui fait de suite moins rêver, mais au moins j’apprends quelque chose.

Je continue à piocher… des myrtilles au Chili…
Je découvre qu’en 2015 on y a récolté 115.000 tonnes.

115 000 tonnes, c’est 115 000 000 de kilos de myrtilles.
Ça pèse combien UNE myrtille ?

Il faut beaucoup de myrtilles pour atteindre 115 000 000 de kilos.
Et pour cueillir un tel volume, cela ne se fait pas en famille, le dimanche après-midi… faut se bouger, faut beaucoup de bras, beaucoup de main d’œuvre.
Et puis le Chili, ce n’est pas la porte à côté, c’est approximativement à 12 000 km de Bruxelles (je vous épargne ma réflexion sur l’impact environnemental d’un tel voyage, vous le ferez bien sans moi).

Et puis il y a l’emballage, le conditionnement, la logistique, les intermédiaires souvent très gourmands, les propriétaires des plantations, l’enseigne qui vend ces fruits.
Et puis, enfin, les cueilleurs, ceux qui récoltent les 115 000 000 de kilos de myrtilles.
Et toute cette infrastructure, toutes ces étapes pour 13,20 euros/kg, dont il faut encore enlever 6 % de TVA, soit finalement 12,45 euros/kg ?

Je cogite (donc je suis).
Acheter des myrtilles de ma région, chez des producteurs locaux, quand c’est la saison,… possible ?
Recherche très rapide et je trouve un producteur dans le Condroz, « Myrtille « Bleuet » de Chardeneux » qui vend sa production, en vente directe, à 12€/kg, soit le même prix que dans « mon » folder.
Le même prix…

Je m’énerve.
Comment est-il possible de vendre au même prix qu’un producteur local, quand on connaît tout le process qu’il faut développer pour que ces satanées barquettes de 125 grs se retrouvent dans la grande distribution ?
Une seule et terrible évidence : la main d’œuvre.
Alors je gratte encore et je découvre plusieurs sources qui évoquent, en 2016, un terrible accident de minibus au Chili qui transportait des cueilleurs de myrtilles sur leur lieu de travail.
Bilan : 10 tués.
Et voilà comment un accident de roulage, nous révèle les conditions de travail d’un cueilleur de myrtilles chilien.
S’il est compétent, s’il est fort, s’il travaille 12 heures par jour, alors il pourra gagner l’équivalent de 25 € par jour.

Bosser 12 heures par jour pour 25 € ?
Vous le feriez, vous, ce job ?

Quelle est la solution, où est la sortie ?
Celle de la justice et de la dignité, rémunérer les cueilleurs chiliens au juste prix mais alors serez-vous prêts à payer votre ravier de 125 grs beaucoup, beaucoup plus cher ?

Ne faut-il pas revenir à la raison, celle qui nous invite à reprendre le rythme du cycle des saisons pour déguster, en harmonie avec les lois de la nature, les saveurs éphémères de nos myrtilles estivales ?

Et pour celles et ceux qui malgré tout ne pourront s’empêcher de manger en janvier les myrtilles du Chili, quand le fruit explosera sous la pression de vos dents goulues, n’oubliez pas le prix.
Celui du dur labeur des cueilleurs.

Yves Alié – 02.2018

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